Le Nigeria a misé gros sur le gaz, mais le pari sera-t-il payant ou le pays se retrouvera-t-il avec des actifs bloqués et des promesses vides ?
La nouvelle CDN : doubler la part du gaz fossile
Contribution déterminée au niveau national (CDN) du Nigéria récemment mise à jour a placé le gaz naturel au cœur de sa stratégie climatique et énergétique. Ce plan vise une capacité de production d'électricité au gaz de 17 gigawatts d'ici 2035, soit plus du double des niveaux actuels. Le gaz est décrit comme un « carburant de transition » capable de combler le fossé entre le charbon et le pétrole et d'assurer un avenir renouvelable.
À Abuja, les décideurs politiques présentent ce choix comme un choix pragmatique. Le Nigeria est le premier producteur africain de pétrole et de gaz, disposant de réserves abondantes et d'infrastructures existantes. Les responsables affirment que le gaz offre une énergie de base fiable, soutient l'industrialisation et génère des revenus que les énergies renouvelables ne peuvent pas encore égaler.
Mais le calendrier soulève des questions. Face à l'évolution des marchés mondiaux, le pari du Nigeria sur le gaz pourrait assurer une stabilité à court terme au détriment de la résilience à long terme.
Vents contraires mondiaux : le gaz sous pression
Cette décision intervient à un moment où le secteur du gaz naturel est confronté à des vents contraires croissants.
- Incertitude de la demande : L'Europe a plafonné ses nouveaux contrats de GNL à long terme, conformément à sa trajectoire de neutralité carbone d'ici 2050. L'Asie investit massivement dans le solaire, l'éolien offshore et l'hydrogène vert afin de réduire sa dépendance au gaz importé.
- Retraite des investisseurs : Les principaux financiers, dont la Banque européenne d’investissement et certaines institutions américaines, limitent leur exposition aux nouveaux projets d’hydrocarbures.
- Écart de compétitivité : L’Agence internationale de l’énergie (AIE) prévoit que d’ici les années 2030, les énergies renouvelables supplanteront le gaz sur la plupart des marchés, même sans subventions.
En bref, le Nigeria augmente sa production de gaz au moment même où l’appétit mondial pour de nouvelles infrastructures gazières est sur le point de décliner.
Le gaz, bouée de sauvetage ou piège fiscal ?
Le pari du Nigéria sur le gaz est aussi une question d'argent. Les combustibles fossiles ont longtemps été considérés comme des bouées de sauvetage budgétaires. Les revenus pétroliers et gaziers financent les salaires des fonctionnaires, les systèmes éducatifs, les subventions et les infrastructures. Lorsque les prix du pétrole se sont effondrés en 2014, le Nigéria a sombré dans la récession. Aujourd'hui, le gaz est considéré comme une protection plus sûre contre la volatilité.
Pourtant, la dépendance excessive est une faiblesse structurelle. Comme nous l'avons soutenu dans Baisse des revenus des combustibles fossiles : qui paie la transition de l’Afrique ?L'ère des rentes fossiles stables touche à sa fin. Une transition juste exige de remplacer cette fragilité par des systèmes de revenus plus résilients, et non de redoubler d'efforts pour exploiter une ressource qui pourrait elle-même disparaître d'ici deux décennies.
Le dilemme des actifs échoués
Les projets gaziers nécessitent des investissements initiaux massifs : pipelines, usines de GNL, centrales électriques. Ces actifs sont conçus pour fonctionner pendant des décennies. Si la demande culmine dans les années 2030, comme prévu, le Nigeria pourrait se retrouver avec des actifs non utilisés valant des milliards.
Carbon Tracker estime que $400 milliards de dollars dans les projets gaziers africains risquent de disparaître d’ici 2040. Le Nigéria, en tant que plus grand producteur du continent, supporte une part disproportionnée de ce risque.
Des infrastructures en panne ne se traduisent pas seulement par des pertes de revenus. Elles impliquent des dettes impayées, des crises budgétaires et des coupes dans les dépenses sociales. Pour un pays déjà aux prises avec le service de sa dette, ce pari relève moins de la résilience que d'un risque à haut risque.
La question de la transition juste
Les partisans du gaz affirment qu'il est essentiel à une transition juste. Le Nigéria est toujours confronté à une précarité énergétique généralisée : plus de 85 millions de Nigérians n'ont pas accès à l'électricité, et les coupures de courant restent fréquentes, même en zone urbaine. Le gaz, affirme-t-on, peut fournir l'énergie de base fiable nécessaire pour stimuler l'industrialisation, créer des emplois et élargir l'accès à l'électricité.
Mais la justice ne peut se définir par des solutions à court terme. Si le gaz retarde l'adoption d'énergies renouvelables moins chères, accable les communautés de pollution et laisse le Nigéria avec des dettes insurmontables, il compromettra la justice à long terme. Une transition juste ne consiste pas à remplacer le charbon par le gaz ; il s'agit de garantir une énergie abordable, propre et résiliente pour tous.
Leçons comparatives : qui gagne le pari du gaz ?
D’autres régions offrent des leçons au Nigeria.
- Le Vietnam et les Philippines Les importations de GNL ont initialement été privilégiées comme combustible de transition. Les coûts élevés, les risques de change et la concurrence des énergies renouvelables ont contraint à des changements de politique. Les deux pays accélèrent désormais le développement du solaire et de l'éolien offshore.
- Argentine Le pays a redoublé d'efforts dans le gaz de schiste, misant sur les exportations. La volatilité des prix et le poids de la dette ont exposé l'économie à des risques.
- Chili, en revanche, a investi massivement dans les énergies renouvelables et l’hydrogène vert, réduisant ainsi sa dépendance aux importations et se positionnant comme un exportateur d’énergie propre.
Le parcours du Nigeria semble plus proche de celui de l'Argentine que de celui du Chili. La question est de savoir si Abuja saura se réajuster à temps.
L'industrialisation et le cas national
Le gaz présente un intérêt national. Les industries ont besoin d'une alimentation électrique fiable, et le secteur manufacturier nigérian est limité par l'instabilité du réseau. Le gaz peut assurer une stabilité à court terme aux industries du ciment, de l'acier et des engrais.
Mais il faut peser le pour et le contre du coût d'opportunité. Chaque dollar investi dans les centrales à gaz est un dollar non investi dans les mini-réseaux solaires, l'éolien ou la modernisation des réseaux de transport. Avec la baisse des prix, les énergies renouvelables offrent des solutions de plus en plus économiques et rapides à déployer.
Société civile et responsabilité
Le pari du Nigeria sur le gaz a également suscité un débat national. Les organisations de la société civile affirment qu'investir dans le gaz enferme le Nigeria dans un avenir fortement émetteur de carbone, tout en le privant de l'opportunité de devenir un leader dans le domaine des énergies renouvelables. À l'international, cette initiative a suscité des critiques de la part des défenseurs du climat, qui la jugent incompatible avec la trajectoire d'élimination progressive de l'Accord de Paris.
Dans notre article précédent, Transition juste en Afrique : au-delà des discours, vers des communautés réellesNous avons souligné que la justice implique de donner la priorité aux communautés, et non aux matières premières. La question est de savoir si le projet gazier du Nigeria répond aux besoins des citoyens ou aux exigences des investisseurs.
Implications continentales
Le Nigeria n'est pas un pays comme les autres. En tant que première économie et premier producteur d'énergies fossiles d'Afrique, ses choix politiques créent des précédents. Si le Nigeria place le gaz au cœur de sa transition, d'autres producteurs, de l'Angola au Sénégal, pourraient suivre son exemple.
Le pari du Nigeria sur le gaz n'est donc pas seulement une décision nationale, mais un signal continental. Il accroît les enjeux du programme collectif de sortie progressive du charbon de l'Afrique.
Ce qui doit changer
Pour que le gaz joue un rôle transitoire sans devenir un piège, plusieurs conditions sont indispensables :
- Définir un calendrier d’élimination progressive. Le gaz ne peut être une béquille indéfinie. Le Nigeria doit publier des objectifs clairs de réduction progressive de ses capacités gazières, conformément à ses engagements de neutralité carbone.
- Donner la priorité aux énergies renouvelables pour l’accès. Les mini-réseaux, le solaire décentralisé et l'éolien sont souvent moins chers et plus rapides que les centrales à gaz. Le gaz ne devrait pas les évincer.
- Financement en monnaies locales. Comme indiqué dans Financement en monnaie locale : une exigence de la COP30, des capitaux concessionnels en nairas, et non en dollars, sont essentiels pour renforcer la résilience.
- Préserver les revenus pour la transition. Tous les revenus du gaz doivent être investis de manière transparente dans les infrastructures renouvelables et le développement communautaire, et non dans des subventions ou des rentes élitistes.
- Renforcer la responsabilité. La société civile et le parlement doivent examiner les accords pour s’assurer qu’ils sont conformes aux objectifs de transition à long terme.
Conclusion : résilience ou dépendance ?
La nouvelle CDN du Nigéria reflète une histoire familière : les combustibles fossiles sont une ressource vitale. Pourtant, doubler les investissements dans le gaz risque de transformer cette ressource vitale en un handicap.
Les marchés mondiaux s'éloignent, les investisseurs se retirent et les risques d'actifs bloqués se profilent. Ce pari pourrait apporter un soulagement budgétaire temporaire, mais il pourrait aussi accroître la dépendance et retarder la transition vers les énergies renouvelables.
Pour la plus grande économie d'Afrique, les enjeux sont on ne peut plus importants. Si le Nigeria mise sur le gaz et perd, le coût ne se limitera pas à la perte d'actifs, mais concernera également des communautés laissées pour compte dans l'obscurité tandis que le monde s'oriente vers la lumière.
Suivre Transition énergétique en Afrique pour plus de mises à jour :
Vincent Egoro est une voix africaine de premier plan en matière de transition énergétique juste, d'élimination progressive des combustibles fossiles et de gouvernance des minéraux critiques. Fort de plus de dix ans d'expérience en plaidoyer régional, il œuvre à l'intersection de la transparence, de la responsabilité et de la durabilité, promouvant des solutions communautaires qui placent l'Afrique au cœur de l'action climatique mondiale.



Pingback: Le retour du GNL en Afrique : progrès ou paradoxe de l'abandon progressif ? - Energy Transition Africa Le retour du GNL en Afrique : progrès ou paradoxe de l'abandon progressif ?