Entre la rhétorique de l’abandon progressif des énergies fossiles et la réalité quotidienne des pénuries d’électricité, l’Afrique est confrontée à un dilemme : le gaz peut-il servir de pont sans devenir un piège ?
Le récent rapport du Conseil de l'Atlantique, « Le gaz naturel joue un rôle modeste mais important dans la transition énergétique de l'Afrique », soutient que, dans des contextes spécifiques, le gaz peut jouer un rôle limité, mais utile, dans l'électrification et la résilience industrielle. Le principe est simple : le gaz peut être un complément, et non un concurrent, aux énergies renouvelables, s'il est géré avec discernement.
Pourtant, en pratique, le « gaz mesuré » pourrait aussi ouvrir la voie à une nouvelle ère de dépendance, de risques budgétaires et d'actifs bloqués. Cet article explore les nuances qui sous-tendent l'argumentation du rapport et la question de savoir si l'optimisme de l'Afrique concernant le gaz peut coexister avec une transition véritablement juste.
Les arguments avancés par le Conseil de l'Atlantique
Le Conseil Atlantique part d'une réalité indéniable : plus de 40 % des Africains n’ont pas accès à l’eau à une électricité fiable, et la demande énergétique du continent devrait doubler d’ici 2040. Cette demande n’attendra pas des conditions parfaites.
Le rapport soutient que le gaz, en particulier gaz associé (le gaz produit parallèlement au pétrole) peut contribuer à stabiliser les réseaux électriques fragiles et à combler les déficits de capacité à court terme, tandis que les énergies renouvelables se développent. Les petites turbines à gaz, par exemple, peuvent soutenir l'énergie solaire et éolienne par temps nuageux ou sans vent. Le gaz peut également alimenter des industries essentielles comme le ciment, l'acier et les engrais, où l'électrification reste techniquement et financièrement complexe.
Cependant, même dans cet argument, il y a une nuance prudente : le gaz ne devrait pas être une invitation ouverte à développer l'exploitation des énergies fossiles. Les auteurs du rapport soulignent que son rôle devrait être mesuré, limitée dans le temps, transitoire et limitée aux cas où les énergies renouvelables ne peuvent pas encore répondre à la demande.
Ce cadrage présente le gaz comme un combustible de transition pragmatique, capable d'assurer la fiabilité sans détourner définitivement l'Afrique de sa trajectoire énergétique propre. Mais la métaphore du pont ne tient que si les deux extrémités, la sortie des énergies fossiles et l'entrée dans les énergies renouvelables, sont structurellement solides.
Pourquoi le cadrage du « gaz mesuré » est important aujourd'hui
Ce rapport arrive à un moment politiquement chargé pour la politique énergétique africaine.
Sur tout le continent, les projets gaziers, autrefois considérés comme transitoires, connaissent un regain de vie. Au Mozambique, le développement du gaz naturel liquéfié (GNL) rebondit après des années de perturbations dues à l'insurrection, Eni et TotalEnergies annonçant de nouveaux investissements en 2025. Au Nigéria, le plan révisé du gouvernement La Contribution déterminée au niveau national (CDN) redouble d'efforts pour accroître le volume de gaz, visant une capacité de 17 GW d’ici 2035. Même la Tanzanie, le Sénégal et la Namibie explorent de nouveaux gisements de gaz, invoquant la sécurité énergétique et le potentiel d’exportation.
Mais cet essor de la diplomatie gazière contraste avec les tendances mondiales. Les institutions financières internationales resserrent le financement des énergies fossiles, et les grandes économies, de l'UE aux États-Unis, sont contraintes de s'aligner sur des échéances zéro émission nette. La contradiction est flagrante : l'Afrique construit des infrastructures gazières alors même que le reste du monde s'apprête à les abandonner.
Pour les défenseurs d'une transition juste, le discours du « gaz mesuré » devient donc une arme à double tranchant. D'un côté, il promet des voies de développement réalistes. De l'autre, il risque de légitimer une extension des énergies fossiles sous couvert de rhétorique verte.
Les risques cachés dans l’argument du « petit rôle »
1️⃣ Actifs bloqués et bloqués
L'histoire offre des leçons inquiétantes. Les pays qui misent sur les infrastructures pétrolières et gazières se sont souvent retrouvés exposés à la volatilité des prix et à des investissements bloqués. Avec la baisse du coût des énergies renouvelables et de la demande mondiale d'hydrocarbures, les terminaux gaziers, les pipelines et les centrales coûteux pourraient devenir des éléphants blancs : des actifs trop coûteux à entretenir et impossibles à réutiliser.
Pour l'Afrique, le danger est amplifié par la dette. De nombreux projets gaziers sont financés par des capitaux étrangers.monnaie, laissant les nations vulnérables aux fluctuations des taux de change et aux crises de remboursement si les marchés d’exportation se contractent.
2️⃣ Privilégier l'exportation aux avantages nationaux
Un modèle récurrent dans les industries extractives africaines est le biais d'exportation. Les terminaux GNL du Mozambique, du Nigéria et de Guinée équatoriale sont destinés à approvisionner l'Europe et l'Asie, et non à électrifier les foyers locaux.
Même lorsque les gazoducs traversent les frontières, ils contournent souvent les communautés qui dépendent encore du bois de chauffage ou du kérosène. Cette approche privilégiant l'exportation non seulement compromet les objectifs de développement local, mais creuse également l'écart d'équité entre producteurs et citoyens.
3️⃣ Contrats inégaux et concessions fiscales
Pour attirer les investisseurs, les gouvernements africains proposent fréquemment des exonérations fiscales, des exonérations de redevances ou des clauses de stabilisation qui bloquent les conditions pour des décennies. Ces accords peuvent garantir des rendements aux investisseurs, mais érodent les recettes publiques à long terme, ces mêmes fonds qui pourraient alimenter les énergies renouvelables ou l'adaptation.
Sans une transparence et une surveillance publique fortes, le « petit rôle » du gaz peut tranquillement se transformer en un gros handicap.
4️⃣ Lacunes en matière de gouvernance et de surveillance environnementale
L'extraction et le transport du gaz ne sont pas anodins. Les fuites de méthane, le torchage et les déplacements de populations demeurent des risques persistants. En l'absence de capacités réglementaires solides, le « gaz mesuré » peut facilement devenir du gaz non contrôlé.
Cela soulève la question centrale de la gouvernance : qui mesure la mesure ? À moins que la société civile, les communautés et les institutions indépendantes ne puissent faire respecter la responsabilité, le mot mesuré perd son sens.
5️⃣ Le risque moral dans le discours sur le climat
Enfin, il existe un risque de complaisance narrative. Les décideurs politiques pourraient invoquer le rapport de l'Atlantic Council pour justifier le report des engagements sur les énergies renouvelables ou pour tenter de conclure de nouveaux accords sur les énergies fossiles sous couvert d'écologie. Si le « gaz mesuré » devient un paravent rhétorique, cela pourrait ralentir la dynamique de décarbonation au moment même où l'Afrique doit faire un bond en avant.
Comment l'Afrique peut exiger de meilleures conditions
Si le gaz doit jouer un rôle, il doit le faire selon les conditions de l’Afrique, non pas comme une concession, mais comme un outil conditionnel.
Cela implique de mettre en place des garde-fous politiques et financiers stricts, tels que :
- Clauses de caducité claires : Chaque nouveau projet gazier devrait inclure une date d’expiration ou une trajectoire de réduction progressive alignée sur les étapes clés des énergies renouvelables.
- Avantage national d'abord : L’alimentation des industries, des écoles et des ménages doit avoir la priorité sur les bénéfices des exportations.
- Propriété équitable : Les participations communautaires et nationales doivent être intégrées dans les contrats pour garantir que les bénéfices restent locaux.
- Intégrité environnementale : Des normes strictes et applicables en matière de torchage, de détection des fuites et d’indemnisation doivent être juridiquement contraignantes.
- Alignement de la monnaie locale : Le financement devrait éviter les dettes libellées en dollars, qui exposent les États à la volatilité. Les banques régionales et la Banque africaine de développement devraient être habilitées à cofinancer des projets en monnaies locales.
- Plans de transition intégrés : Le gaz doit être intégré aux stratégies de développement des énergies renouvelables, et non isolément. Lorsque le solaire avec stockage deviendra moins cher, le gaz devra être mis de côté.
Conclusion : La fine frontière entre pragmatisme et péril
Le débat sur le gaz en Afrique ne se limite pas aux molécules et aux mégawatts ; il s'agit de choix, de calendrier et de puissance. Chaque nouveau gazoduc ou terminal met à l'épreuve la capacité du continent à concilier les besoins immédiats de développement et la durabilité à long terme.
Le « gaz mesuré » peut sembler une voie équilibrée, et dans certains cas, c'est peut-être le cas. Mais un équilibre sans limites peut vite tourner à la dérive. À moins que les nations ne définissent des limites claires, financières, temporelles et morales, ce qui naît du pragmatisme peut se transformer en paralysie.
La transition énergétique de l'Afrique doit être guidée par une vision, et non par défaut. Le gaz peut avoir un rôle à jouer, mais seulement si ce rôle sert l'objectif supérieur de souveraineté, d'accès et de résilience. Sinon, il risque de devenir le cheval de Troie qui retarde l'avenir propre que l'Afrique mérite.
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